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Roger Mayles se precipita dans un recoin sombre du pont 9 afin d’eviter un groupe de passagers qui passa sans le voir au milieu des hurlements et des gesticulations hysteriques, pris par une lubie quelconque. Il tournait et retournait une cle electronique d’une main moite ; de l’autre, il tira de sa poche une flasque et avala une lampee de whisky single malt, un Macallan de dix-huit ans d’age. A cause d’une paupiere gonflee suite a une algarade avec un passager panique chez Oscar, il avait l’impression desagreable qu’on lui injectait de l’air comprime dans l’oeil. Son nez n’arretait pas de couler et il avait du sang plein sa chemise blanche et sa veste de smoking. Il ne s’etait pas regarde dans une glace, mais il ne devait pas etre beau a voir.

Il regarda sa montre. Plus qu’une demi-heure avant la collision, si l’information qu’on lui avait donnee etait fiable, et il n’avait aucune raison d’en douter. Il s’assura que la voie etait libre et sortit de sa cachette. Il lui fallait a tout prix eviter de croiser quiconque. On se serait cru dans Sa Majeste des mouches, le roman de William Golding ; c’etait a qui sauverait sa peau le premier et l’on pouvait compter sur ces connards de privilegies pour faire preuve de la pire sauvagerie.

Mayles reprit prudemment son chemin. Il n’y avait personne en vue, mais des cris, des plaintes et des pleurs etouffes lui parvenaient de tous cotes. Il avait du mal a croire que les officiers et les agents de securite aient pu deserter le navire a ce point, laissant le personnel hotelier a la merci de la foule dechainee. Personne ne lui avait rien dit et il n’avait recu aucune instruction, il ne faisait guere de doute qu’aucune mesure concrete n’avait ete prevue pour faire face a une catastrophe d’une telle ampleur. La panique avait gagne le bord et les rumeurs les plus folles se propageaient comme un incendie de foret par grand vent.

Mayles traversa un hall, sa precieuse cle electronique dans le creux de sa main, son sesame pour echapper a la folie ambiante. Il n’avait pas l’intention de laisser passer une telle chance. Pas question de finir en chair a saucisse comme les quatre mille trois cents autres passagers au moment ou le Britannia s’eventrerait sur les recifs les plus meurtriers des Grands Bancs. Quant aux rares survivants, ils ne tiendraient guere plus de vingt minutes dans une eau a six degres avant de mourir d’hypothermie.

Merci beaucoup, mais Mayles avait un autre programme.

Il avala une nouvelle gorgee de whisky et se glissa discretement de l’autre cote d’une porte ornee d’un ecriteau rouge. Il descendit un escalier en fer de toute la puissance de ses petites jambes et s’arreta deux ponts plus bas afin de jeter un oeil dans la coursive menant a l’entrepont ou se trouvaient les canots de sauvetage. La coursive etait deserte, mais les cris de colere des passagers etaient plus presents que sur le pont 9. Mayles comprenait difficilement que le capitaine n’ait pas encore donne l’ordre d’evacuation. Pour avoir participe aux exercices de securite et pris place a bord de l’un des canots a plusieurs reprises, il pouvait temoigner de l’efficacite du systeme. Bien sangle sur un siege confortable, on glissait a l’eau en toute securite et la chute n’etait pas plus impressionnante qu’un tour de manege a Disneyland.

A mesure qu’il approchait de l’acces a l’entrepont, la rumeur de la foule grossissait et il constata en arrivant sur place que des passagers, regroupes devant l’acces aux canots, tambourinaient sur la porte de toutes leurs forces en poussant des cris.

Mayles comprit qu’il n’avait pas le choix et qu’il allait lui falloir franchir l’obstacle. La situation devait etre la meme a tribord. Il s’avanca, la cle serree dans son poing, en esperant que personne ne le reconnaitrait.

— He, regardez ! Le directeur de croisiere !

— Le directeur de croisiere ! Mayles !

Les gens se ruerent sur lui et un homme au visage rubicond, manifestement sous l’effet de l’alcool, l’attrapa par la manche.

— Qu’est-ce qui se passe, bon Dieu ? Pourquoi est-ce qu’ils ne mettent pas les canots a la mer ? eructa-t-il en secouant le bras de Mayles. Allez, repondez !

— Je n’en sais pas plus que vous, se defendit le directeur de croisiere d’une voix aigue en cherchant a se degager. Personne ne m’a rien dit non plus !

— Menteur ! Salopard ! Il essaie de monter dans un canot comme les autres !

Un autre passager l’agrippa au passage et il sentit son uniforme se dechirer.

— Laissez-moi passer ! hurla Mayles en se debattant. Je viens de vous le dire, je ne sais rien !

— A qui tu veux faire gober ca ?

— On veut monter dans les canots et c’est pas toi qui vas nous en empecher, ce coup-ci !

Les gens, completement paniques, le tiraient dans tous les sens, comme des enfants en train de s’arracher une poupee, et l’une des manches de sa chemise finit par lacher,

— Laissez-moi ! geignit-il.

— Espece de salopard ! Tu voulais nous laisser crever comme les autres, hein ?

— Ils sont deja partis sur les canots de sauvetage, c’est pour ca qu’il n’y a plus personne de l’equipage !

— C’est vrai, espece d’ordure ?

— Attendez, je vais vous ouvrir ! cria Mayles, terrifie, en brandissant sa cle. Mais laissez-moi tranquille !

Sa proposition calma un instant la foule, jusqu’a ce que fuse un cri :

— ISSl va nous ouvrir !

— Vous avez entendu ? Allez, ouvre-nous tout de suite !

Les gens, gonfles d’espoir, le pousserent jusqu’a la porte.

Mayles glissa la cle electronique dans la fente et ouvrit le battant qu’il voulut refermer precipitamment derriere lui, mais trop tard. Bouscule sans menagement, il se retrouva par terre tandis que les gens se ruaient vers les canots.

Mayles se releva peniblement, desarconne par le grondement des vagues et le hurlement du vent Malgre les nappes de brouillard qui flottaient au-dessus de l’eau, des trouees permettaient d’apercevoir une mer en furie. Des paquets d’ecume montaient jusqu’a l’entrepont et il se retrouva trempe en un instant. Le temps de reprendre ses esprits et il apercut Liu et Crowley, en compagnie d’un directeur de banque dont il avait oublie le nom, qui regardaient s’approcher la foule avec des yeux etonnes. Emilie Dahlberg, la veuve du roi de la viande, se tenait pres d’eux devant le pupitre de lancement des canots de sauvetage. Les passagers se ruerent vers l’embarcation la plus proche et les deux officiers se precipiterent dans l’intention de les arreter, le banquier sur leurs talons. Un brouhaha de cris et d’invectives traversa l’air glace, accompagne d’un bruit mat de coups. La radio de Crowley roula sur le pont et disparut dans le vide.

Mayles decida d’attendre son heure. Il connaissait parfaitement le maniement des canots et il n’avait pas la plus petite intention de partager le sien avec tous ces cingles. Dans leur ardeur a se battre avec Liu, les passagers semblaient avoir oublie sa presence. C’etait le moment ou jamais.

— Montez a la passerelle auxiliaire et prevenez les officiers, cria Liu a l’adresse de Mme Dahlberg.

Le visage tumefie et sanguinolent, le maitre d’equipage ne tarda pas a succomber sous le nombre.

Mayles se glissa derriere la foule le plus discretement possible et se dirigea vers le canot le plus eloigne. En passant devant le pupitre, il s’arreta et enclencha plusieurs boutons. Il ne lui restait plus qu’a monter dans le dernier canot, le lancer et s’eloigner tranquillement. Grace a sa balise GPS, on l’aurait recupere avant la tombee de la nuit.

Parvenu devant son canot, il souleva d’une main tremblante le couvercle d’un boitier et proceda aux ultimes reglages. A l’autre extremite du pont, la foule s’acharnait a present sur le banquier, apres avoir pietine Liu et Crowley, lorsqu’une premiere tete se tourna dans sa direction, puis une autre.

— He ! Il va lancer un canot a la mer ! Le salopard !

— Attendez !

Deja, plusieurs passagers se ruaient dans sa direction. Le temps d’appuyer sur une touche et la trappe du canot s’ouvrit sur ses charnieres hydrauliques, mais avant meme qu’il ait pu penetrer dans l’habitacle, la foule avait fondu sur lui et le repoussait en arriere.

— Espece d’ordure !

— Arretez ! hurla-t-il. Il y a largement assez de place pour tout le monde. Mais enfin, laissez-moi, bande d’abrutis ! L’un derriere l’autre !

— En tout cas, je peux te dire que tu passeras en dernier, lui lanca un vieux schnock tout maigre en le repoussant violemment d’une bourrade avant de disparaitre a l’interieur du canot.

Mayles tenta de le suivre, aussitot ecarte par la foule en delire.

— Salaud !

Il glissa sur le pont humide, tomba et se retrouva coince contre le bastingage, roue de coups de pied. S’accrochant tant bien que mal a une barre metallique, il se releva, plus que jamais decide a rejoindre les autres. Il etait hors de question qu’ils lui piquent son canot. D’un coup de poing, il jeta par terre un type qui se trouvait la, perdit l’equilibre et tomba a son tour. L’inconnu se releva et les deux hommes s’acharnerent l’un contre l’autre dans un corps a corps absurde. Prenant appui contre la rambarde, Mayles tentait vainement de se degager tandis que les autres se battaient pour prendre place a bord du canot.

— Attendez ! leur cria Mayles tout en continuant a se battre. Vous ne savez pas comment ca marche ! Vous avez besoin de moi !

Il repoussa son assaillant et se rua vers la trappe que les occupants du canot etaient sur le point de refermer.

— Je sais comment ca marche ! hurla-t-il en griffant le dos des gens qui cherchaient a maintenir la trappe ouverte.

Soudain, tout s’accelera comme dans le pire des cauchemars. Sous les regards horrifies de toutes les personnes qui n’avaient pu entrer, le volant de la trappe se referma en tournant. Mayles voulut tourner le volant dans l’autre sens, mais les verrous de securite se desengagerent avec un claquement sec et le canot glissa pesamment sur son tremplin, entrainant avec lui le directeur de croisiere et une demi-douzaine de passagers. Incapable de se retenir, Mayles glissa le long des rails abondamment lubrifies et bascula la tete la premiere dans le vide, au-dessus des eaux noires de l’ocean en furie.

Juste avant de s’ecraser dans l’eau, il eut le temps de voir un bateau surgir de la brume et se precipiter vers le Britannia.